vendredi 20 novembre 2015

La reliure : totem fétichiste masochiste

La reliure : totem fétichiste masochiste
Par Robert LeRelieurFou Tanguay
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Introduction

Je m’étais bien promis de ne plus écrire sur la reliure. J’ai écrit sérieux, mystique,
déconnant… Je n’ai cependant jamais porté ces réflexions jusqu’à la synthèse écrite, me
satisfaisant de ce que j’avais déjà nommé. Pourtant, le discours actuel des parangons de
la vertu relieuresque québécoise continue de défendre une reliure internationale qui
n’existe pas plus que la langue française internationale.
Ces fumeux barbons défendent un territoire qui sent la poussière, les scandales
étouffés minables, les petites madames qui passent le temps en créant des momies
livresques. Que chacun fasse son truc, ça va. Je m’en tape. Mais, qu’on vienne
m’emmerder, me piquer mes idées et me démolir à partir de prémisses que je n’épouse
ni ne défend, c’est bien me prendre à rebrousse-tranchefile ! ! ! À la limite, quand je fais
des « vraies » reliures, là, oui, je confronte, j’écorche, à la limite, pour remettre en
question ce territoire d’expression.
Ma démarche n’est pas celle de l’artisan, je l’ai défendu depuis 20 ans. Rien n’y
fait. Je me fais encore critiquer, comme un Picasso qui ne saurait pas dessiner…

Reliure d’art ou Art du livre

La confusion historique entretenue avec ce terme de reliure d’art entraîne la
profusion de termes hétéroclites, différents selon les langues : artist’s book, livre
d’artiste, livre illustré, livre-objet, readable object, book artist, artiste du livre. Il est
pourtant clair pour tout le monde que ce qu’on appelle reliure d’art est en fait une
reliure d’artisan. . Des débats récents dans l’intelligensia relieuresque se sont conclu
par l’interdiction éthique pour le relieur de tenter d’arter, n’ayant pas la compétence.
On devrait leur enlever ce terme de reliure d’art pour celui plus clair de reliure
d’artisan ou reliure artisanale. Un livre-oeuvre-d’art et/ou reliure-oeuvre-d’art n’a pas
de terme pour le désigner. On doit jongler avec les termes imprécis de livre-d’artiste,
livre-objet. Le terme de livre d’artiste a pris une connotation précise avec les années et
un peu péjorative en fait. Le terme de livre-objet a été étiré pour inclure n’importe
quel objet : sculpture, livres sculptés, etc., en forme de livre. C’est pourquoi le terme
d’objet-livre est devenu nécessaire. Je reviendrai plus tard sur le sens de ce terme.
Le livre comme oeuvre d’art ou strictu senso comme médium artistique
s’appréhende d’une façon unique. Et, en fait, c’est ce qui fait, partiellement, que ce
médium soit aussi réfractaire à se laisser-être artistiquement.
Je parle ici de la notion d’utilité. Une oeuvre d’art, dans le sens commun est
inutile, donc, peut être esthétique. Or, ce qui fait la richesse du médium livresque, c’est
justement son usage. On parlera alors habituellement de design pour un objet beau et
utile.
Mais dans le cas des objets utilitaires, la structure suit la fonction, la rend plus
fonctionnelle. L’esthétique comme telle reste décorative. Déjà, l’ergonomique pose un
pas de plus, fait appel au sensuel, à cause du contact intime proposé, plus confortable.
L’esthétique d’un objet ergonomique parle aux autres sens que la vue : au toucher, au
contact de la main, du postérieur, etc.

Architectonique du livre, territoire de l’artiste du livre

Ainsi en est-il du médium livre qui, en plus du contact, propose sur une période
plus ou moins prolongée, un mouvement d’ouverture et de fermeture, une résistance à
l’ouverture, un poids plus ou moins balancé, un toucher , vision, écoute des pages en
cadences variées, de rugosité, couleurs, images, matité, oeil d’impression, etc.
Alors, voilà, c’est toute cette richesse structurale qui forme le réseau d’action de
l’artiste du livre et qu’il s’agit de mieux comprendre pour en faire advenir un droit de
cité, un droit au respect, à l’existence de la livrité comme Art majeur.
Objet-livre ou objet livre
Le type de relation noué par l’artiste du livre ou artiste-relieur joue un rôle lors
de la création, ajoutant un volet social important à sa création artistique. Le relieur ici
crée en majeure partie la forme du livre, la forme de l’objet. Cela pour que cet objet
advienne comme livre, s’anime, prenne vie, devienne SUJET de lecture, objet-livre.
La distinction est de taille. Un livre-objet est un objet qui a la forme d’un livre,
qui était sujet de lecture avant d’être fossilisé, objectivé, rendu objet tué en tant que
livre-sujet pour devenir sculpture ou commentaire sur le sujet-livre. Un objet-livre, au
contraire, fait advenir un quelconque objet de forme pas nécessairement livresque au
départ, au statut de sujet de lecture. Voyez le mouvement sémantique, le mouvement
du sens, le mouvement qui donne vie, insuffle un sens à un objet inerte.
De plus, distinguer l ’ objet-livre, défini ici comme l’étant (dans le présent, le
Réel) de cette chose, alors que l’objet livre (sans trait) est une description de l’être-là de
cette chose, inerte, extraite du vivant.

Donc : objet-livre
Signifié-signifiant
Vers plusvalue
Enrichissement
Livre-objet
Signifiant-signifié
Vers un sens partiel
Appauvrissement

Commentaire partiel sur un objet qui fût un livre

Epinglé, fixé
L’objet-livre donne au contenant(objet) un contenu, un sens dynamique.
Le livre-objet transforme en statue de sel, fige le sens en le statuant objet.
L’objet prend le pas sur le livre.
Avec l’objet-livre, le livre prend le pas sur l’objet en le transformant-enlivre,
l’objet n’est pas renié pourtant. C’est ici que se situe la frontière entre l’artisan et
l’artiste créant un livre. C’est cette fusion, cette reliure, en d’autre terme, qui est Art.
La création d’une oeuvre artistique de type objet-livre tient donc d’une complexe
fusion entre l’objet et le sujet…au service de ce projet créateur. Le punctum de l’oeuvre
se situera dans cette invisible fusion, qui, si elle est présente, nous indiquera clairement
si nous sommes en présence d’un chef-d’oeuvre…

Pour preuve, voyez comment les futuristes italiens ont
travaillé le livre-objet :

« …ils orientaient le travail expérimental vers
une nouvelle affirmation de la m atérialité du livre
en tant qu’objet »
(p.8, Le livre futuriste, Giovanni
Lista, éd.Panini, 1984)

Ils ont travaillé des matériaux nouveaux pour l’époque, cellophane, alu.
Pourtant, à la fin, ils rejetèrent le livre comme passéiste,
 « …symbolisant un rapport
nécromorphe entre le moi et le monde vivant »(id.)

Marinetti, le père du futurisme italien, voulait atteindre un Art total ; la
simultanéité, la polyphonie des compositions : « …dans la visualité de la révolution
typographique ainsi que dans le sensorialisme tactile du livre-objet »(id.)
Le machinisme à la mode alors, la vitesse qui s’accroissait sans cesse grâce à ces
machines, avec, en corrolaire l’abolition du temps, la simultanéité, voilà l’orientation
de leurs recherches. Ils ont malheureusement abandonné le médium livre comme
symbole du passé, sans prendre le temps de s’attaquer justement au symbole-livre luimême,
à la Gestalt=livre. Ce travail aurait été réellement révolutionnaire et s’attaquant
à la base mythique de la société, mais justement, le temps leur manquait, ils ont sauté à
directement à l’oralité éphémère, sans plonger dans les racines philosophiques du livre,
de la lecture et de la Reliure entre livre-et-lecture…

Pourtant, le Temps ne s’abolit-il pas de toute façon pendant la lecture ? Cette
abolition du temps, ce polysensorialisme simultané rêvé ne s’opère-t-il pas dans la
période de lecture ? Le Temps est compressible, nous a appris la physique moderne.
L’échec des futuristes avec le livre est dans cette impatience, cette volonté
d’instantanéité qui est finalement hors du Réel. Le livre devient objet, est aplati
littéralement par ce besoin de simultanéité, devient bidimensionnel, sur un plan.
L’objet-livre propose une simultanéité par sa cohérence signifiante : de la
structure jusqu’au texte. Ainsi, tout dans l’objet collabore à être livre. L’objet se
renouvelle donc à chaque livre. On ne tombe pas dans le piège de l’objet-Gestalt, mais
on transcende à chaque fois l’étant-livre, dépassant sa condition d’objet, la rachetant si
l’on veut, la sacralisant, si l’on veut faire mythique. Ce sont les objet-livres qui ont
fondé la mystique du livre et non les livre-objets. Ces derniers déconstruisant et non
constructifs, ludiques et non mystiques.
De toute façon, cette simultanéité ne s’existe-elle pas à la fin de la lecture, quand
notre perception fait une ellipse synthétisant le livre lu-touché-senti-vu. Une période
d’intimité prolongée avec un livre procure un sentiment différent qu’une perception
instantanée d’un objet. C’est cette proxémie prolongée, cette promiscuité qui a permis
au livre et encore plus un livre relié d’acquérir un statut d’objet privilégié : totem
fétichiste masochiste.
Nous voyons que cet apparent simple distinguo introduit d’emblée la notion
d’artiste du livre. Cette transcendance par le bas de l’objet vers le sujet sanctifie l’acte
créateur du relieur qui crée un espace habité(cf. la démarche de l’architecte) : un objetlivre.
Véritable metteur en scène d’un ensemble : forme, texte, illustration. Prise de
contrôle du processus éditorial.

Les théoricien(ne)s qui ont tenté de cerner cette problématique ont toujours
réduit, par ignorance, peut-être, le processus créatif, en faisant abstraction d’un
élément, que ce soit le texte, la forme. Pourtant, une oeuvre d’art n’est jamais ainsi
scindée en tranches isolées. Ainsi, l’objet-livre sera traité en entité ontologiquement
une quand il sera créé ainsi, évidemment. L’évolution du livre d’artiste a été quand
même fulgurante, historiquement courte. Pourtant, le médium a été souvent utilisé par
jeu, rarement comme oeuvre entière. Jamais le médium objet-livre n’a été pris au
sérieux…C’est à quoi ce que ce travail tente humblement de remédier.
La geste de l’artiste du livre dans le système de réception de la lecture
L’artiste du livre intègre donc toutes ses interventions comme des gestes
artistiques, ajoutant au message, démarche qu’on pourrait qualifier d’holistique. Le
résultat final : texte, format, forme, matériau, reliure, etc., forme un réseau de
dialogues entre les interventions fusionnant en une oeuvre complète. Que ce soit dans
la création complète d’un objet-livre, écrivant le texte, qui réfère à la structure, qui,
elle-même se réfère au texte… ou dans une reliure d’un livre déjà édité, le processus est
le même.
Appliquer ce processus pour la reliure de livres déjà édités est quand même
extrêmement périlleux.
L’expression artistique se limite alors à l’architectonique de la reliure(son essence
ontologique) : la couture, les plats. Le décor disparaît, assimilé à la surface, qui,
comme pour Gaudi, les murs sont des épidermes, et semblent soutenir la chair de
l’édifice. Pour la reliure, développer l’ergonomique de sa structure serait un travail
équivalent.

Architectonique et ontologie de la reliure

J’ai longtemps cherché à décoder les lieux de l’Art dans la reliure. La Renaissance
de la reliure depuis ces 20 dernières années environ a focalisé – mais alors totalement –
sur le DOS : couture, grecque, reliures sans colle, etc. . Ces recherches, souvent des
retours en arrière dans l’histoire de la reliure(coutures anciennes, rejet du décor des
plats), m’ont fait comprendre où était le véritable centre de la reliure, son AXE quoi –
véritable Nom-du-Père (Phallus) de la reliure et du livre. Comme la Terre(femelle) qui
tournerait autour du Soleil(mâle), les pages s’articulent autour d’un axe, s’y accrochent.
L’unité ontologique d’un livre en dépend. Sinon, on a des pages volantes.
Paginées, sous jaquette : fragilité extrême de son existence. Fétiche de bibliophile
castrateur qui enfermera soigneusement ce foetus-livre.

Couture

Strictu senso, le relieur re-lie, ré-attache les cahiers en une structure parfaite(selon
les bonzes de la reliure), fruit du progrès, donc défendue par un genre d’eugénisme
chauviniste franco-forme. Ces évolutionnistes aveuglés, bloquent –enfin tentent- les
artistes-chercheurs qui, libres, sauveront sûrement le livre de sa sclérose structurelle.
Ces vieux de la vieille, dans leur croisade passéiste, luttent de cet ancien combat du
Grand Schisme médiéval entre artistes et artisans. Bataille perdue d’avances, certes.
Cependant, les artistes ne savent pas comment arter avec un livre. Pour ne pas faire
dans l’objet, on doit déconstruire ce qui fait un livre, partir de ces composantes
ontologiques pour alors faire commentaire sur celles-ci, se servir du livre (de ses
composantes, de ce qui le définit) comme médium artistique. C’est donc à dire qu’il
faut sortir de la Gestalt : livre, de la forme-de-base du livre actuelle, n’en garder que
son essence dans des objets sollicités comme livres, pour aller au-delà, pro-jeter des
pistes, des propositions formelles qui renouvelleront, redynamiseront la Gestalt-livre.
Voilà l’enjeu artistique du livre et de la reliure. C’est au plus profond de la
choséité du livre et de la reliure qu’on peut faire venir-au-monde un objet-livre qui
advienne comme oeuvre d’art à part entière.

Couture et Art du livre

Comment commenter, ajouter à la lecture avec la couture et de surcroît en
reliant un livre déjà édité ? J’ai déjà détruit plusieurs livres en tentant des essais de
modifications permanentes de la structure, tout comme un sculpteur soustrait d’une
façon permanente des parties du bois, de la pierre. Je coupai donc dans le bloc-papier,
enduit le dos de polymères, silicones, caoutchoucs, pour ajouter au dos tout en le
reliant. Grossiers et désastreux résultats, les résines s’infiltrant dans le papier, gâchant
l’imprimé.

En épurant la charge du dos, en gardant la contrainte de la couture comme
base(axe de rotation) d’un livre, tout en ex-primant un propos de cette couture, j’ai fait
quelques essais subtils mais fonctionnels
Ces bambous(Roger, ou les à-côtés de l’ombrelle, reliure à dos apparent avec éclisses de bambous
intégrés, 2001), subversifs, troublent l’ordre et la droiture de cette couture sadomasochiste
autoritaire tout en en renforçant le propos. On s’en rend encore plus compte avec
cette mode des dos apparents. Ces noeuds, ce tissage, sont apparents pour l’oeil et de
plus sous le contact de la main lors de la préhension-lecture. Ces simples éclisses de
bambous font violence au dos, tout en exprimant quelque élément narratif du livre,
tout comme la scarification corporelle chez l’humain exacerbe un propos inscrit dans sa
structure corporelle.

Critères d’évaluation d’une bonne reliure : tenir debout

Ces aberrations scolastiques sont totalement passéistes, statuent statiquement sur
une chose qui doit être vivante et évolutive. Par exemple, ce critère qu’une bonne
reliure d’art doit tenir debout. Historiquement, ce critère est récent. Auparavant,
toujours couché, ou sur un lutrin. D’un point de vue contemporain, critère macho,
réducteur et inutile. C’est comme d’exiger d’une femme le talon aiguille et la jarretelle,
le vernis et le maquillage outrageant. Ridicule. Ce besoin de symétrie et de rigueur
bidimensionnelle est une réduction artisanale qui devrait même être refusé par les
artisans. Cet élément structurel est un élément d’expression. Un livre qui penche vers
l’avant ou qui doit être couché propose d’autre connotations. (être ange, Louis Geoffroy,
reliure à dos collé, pages étalées, 2001)

Critères d’évaluation d’une bonne reliure : ouverture totale et facile

Voilà une autre composante structurelle de la reliure qui peut donner un lieu
d’expression à l’artiste du livre. Encore ici, le puriste cherche simplement l’ouverture
complète et facile. Encore, sociomorphiquement parlant comme critère : issu d’une
culture phallocrate et macho, on exige une totale soumission du Savoir, de l’ o uverture
vers le savoir.
Oui, la

« topographie d’un livre ouvert offre des associations érotiques
explicites »
(p.38 in The book alone : object and fetishism, Buzz Spector, catalogue : Book as art, Boca Raton Museum of Art, 1992)

 mais on peut aller justement beaucoup plus loin dans ces opportunités
topologiques.
On voit ici plein de possibilités d’expression en faisant varier l’effort nécessaire
pour ouvrir et maintenir ouvertes différentes pages d’un même livre, par exemple.
Pause
En cette année où je deviens quadragénaire, j’avoue m’ennuyer de toutes celles
qui m’ont formé et déformé, hormis évidemment les 2 mères de ma vie. Oui, je les
aime encore toutes, comme je les ai toutes aimées alors même si on doit en choisir une
seule. Et je l’ai fait. Une bague a été offerte, l’offre déclinée. Que reste-t-il alors si mon
humeur suicidaire ne l’est pas assez ? Il me reste à écrire –non pas sur cette petite élue
récalcitrante- mais sur ma relation à l’objet qui est mon sujet de résistance à la vie.
Alors que toi, mon sujet de prédilection, ma fusion à la vie, tu me rends au statut
d’objet : fusion impossible, donc que ce soit dans ma vie ou en triturant un livre.
Constat d’échec ou contrainte supplémentaire.
L’amant amoureux ne se laissera pas éconduire aussi facilement. De même, au
livre. Il me résiste. J’aime ça. C’est ma névrose. Il ne faut pas se livrer tout d’un coup.
La réalité rejoint la fiction
À partir des théories de réception de la lecture, on peut voir se dessiner une
relation plus ou moins fusionnelle, mais à tout le moins étalée dans le temps et dans
l’espace. Et c’est de cette relation globale (holistique : du social à l’architectonique)que
nous définirons la reliure comme médium artistique. Car, relier artistiquement, c’est
faire advenir dans tous ces liens et lieux: sociaux, architecturaux, le message, le sens de
toute cette entreprise artistique, Donc oui, reliure humaine. Tisser des liens entre ces
intervenants mettant-au-monde le livre dans toute sa choséité d’objet----livre.
Lier ces gens par un projet : un événement-livre ! ! !….que ce lien reste visible
dans l’oeuvre.

La reliure : totem fétichiste masochiste

Plus haut, j’ai abordé la notion de Gestalt. Or, un artiste du livre engagé
travaille avec ce concept qui est la problématique même de cet art. Le terme Gestalt est
utilisé en psychologie et en sémiotique. Pour aller plus loin avec ce concept - avec la
reliure - le manipuler, le modifier, nous entrerons alors dans l’univers des symboles,
donc du mythe, de la fabrication du mythe.
On crée un nouveau symbole, un nouveau mythe par la répétition rituelle d’un
acte sacrificiel. Ici, il s’agit du processus médiateur qu’est la lecture d’un livre. Le livre
et sa reliure servent de médiateurs entre l’auteur-le Savoir, et le lecteur-qui veut-savoir.
Nous pouvons facilement déduire que cette médiation est le fruit du Désir.
Désir de l’auteur de diffuser sa pensée. Désir du récepteur d’apprendre.
Au début de ce processus, l’auteur de ladite pensée pouvait communiquer sa
pensée directement à ses récepteurs. Le LIVRE servira plus tard de médiateur,
d’antenne de diffusion de sa pensée. Le rôle du livre dans ce processus
d’aphanisis(ondulation entre la tumescence-détumescence) du désir en est un de
diffuseur-capteur, devient l’objet partiel (objet partiel=fétichisme) sur lequel chacun
des participant focalise son désir.
On peut voir comment la perversion de cette relation intime et sensuelle a pu
s’excerber avec le temps.

« La notion moderne de livre, qui associe
spontanément un objet et une oeuvre, pour n’être pas
inconnue du Moyen âge, ne se dégage que lentement
de la forme du recueil réunissant plusieurs
textes… »
(p.71, Roger Chartier, L’ordre des livres, A.Michel, 1996)

Une relation intellectuelle intime s’établit avec un objet inanimé, mais pensant,
dispensateur de Savoir. Pourtant savoir partiel. Ce livre lui-même est obstacle à
l’Absolu du savoir. Il symbolise le manque, il suscite même un désir…d’en savoir plus.
L’Art présent dans la reliure révèle donc le Sacré dans cette relation. C’est une
véritable transcendance par le bas, que le lecteur tient dans ses mains, qui communique
avec icelui des données subtiles(poids, rugosité des pages, résistance à l’ouverture,
structure du dos), des détails parfois inconscients, qui sont constituants de la notion
de fétiche.

« Le fétiche est le support de la prédisposition
amoureuse, et il réalise le transfert du Moi sur
l’objet »
(p.176, nouveau dictionnaire de sexologie, Propera, 1972)

« Le fétiche signifie symboliquement les
propres organes génitaux du sujet que celui-ci
projette sur cet objet de désir…il essaie de rétablir un
contact avec un objet qui lui échappe
constamment »
(p.182, idem.)

Parfois, on entend des commentaires, ici lors de la Journée mondiale du livre à
Montréal(2000-2001) de Lafferrière ou Tremblay, qui parlent du livre comme un
objet qu’on doit oublier pendant la lecture. C’est justement là où l’Art entre en jeu,
dans l’inconscient esthétique tel que le définit Rancière : « les choses de l’art comme
union entre la pensée qui pense et celle qui ne pense pas »(LeDevoir, 9-10/6/01, D7)
Enfin, il s’agit ici d’art en action, disons. Le livre relié en tant qu’objet d’art a
deux vies. L’une traditionnelle, contemplative-passive, d’objet regardé, l’autre, une
« relation dialogique » avec le lecteur où
« …la manière dont les formes physiques à travers lesquelles les textes sont
transmis affectent le processus de construction du sens. »(p.47, Chartier)
Ce rôle doit pourtant susciter un désir de lecture, d’ouverture, de préhension.
C’est de ce rôle qu’émerge un statut d’objet-fétichisé au sens sexologique.
Alors que le fétichisme sexuel part d’une partie du corps, d’un vêtement, d’un
ersatz de l’objet de désir, donc d’une simplification, d’un morcellement de l’être désiré,
le fétichisme crée de toutes pièces avec le livre, et encore plus par le livre comme oeuvre
d’art – ce fétichisme donc est artificiel, man-made. Le livre comme parcelle du savoir,
du Sens d’un auteur et au sens large, du groupe éditorial, devient un eidolon, un totem
idolatré, préservé dans une bibliothèque comme mausolée.
Le jansénisme ambiant donne un résultat morne d’alignement de dos, de titres
digne de pierres tombales.
Pour en revenir au bâti de ce fétichisme de type sexuel, sur un objet absolument
non-relié au corps au départ, mais relié à l’esprit de l’auteur, de l’esprit du texte, on
assiste donc par ce processus à une incarnation progressive, une tentative de séduction
de la part du groupe éditorial(séduction par titre, ou auteur, estampé au dos du livre au
fer) pour susciter un désir de possession du livre.
Ce désir poussé à la compulsion résulte à la bibliothèque, à ce désir de posséder
– oui des miettes de savoir – mais, non plus dans sa tête, mais enlignés dans son logis.
La lutte actuelle pour le virtuel, cette virtualisation du savoir est une lutte entre
le matériel, la sécurité de posséder(passé) un objet partiel, par rapport à l’illusion
virtuelle de posséder la totalité du savoir au bout du fil(futur).
Au présent, la lecture du savoir reste la même : linéaire. C’est cependant le mode
d’appréhension du texte qui diffère, les sens sollicités pas du tout de la même manière.

Pause

La reliure comme une femme que je tire par les ficelles,
Par les cheveux – par en arrière
d’une main – que je fourre de toute mon âme de l’autre – en la lisant !
le portrait : la chute, la défloration
triomphe de l’aiguille, du cousoir
ordre = lecture
attendrir les feuille = lecture
souplesses, coupe, découverture
Atteindre le degré zéro de la reliure.
Pour moi la coîncidence absolue texte-reliure
Fournier : déconstruction jusqu’au minimalisme ; perd la problématique de la reliure, l’évite
Genest : (coquillages)organicité, sans texte, entropie typique à la Nature ; continue le recul
historique, proto-historique de la problématique de la reliure, là où le mot n’existait pas
encore(Nature)

Fétiche et fétichisme

Donc, fétichisme bien particulier que celui du livre. Au départ, un fétiche dans le sens
originel du terme : poupée, objet-fée, factice, symbole du savoir, gris-gris sécurisant comme
une Bible. La forme, développée au cours des âges, anthropomorphe, typologiquement
détaillée aussi de qualificatifs anthropiques(dos, pied, etc.) Les matériaux ne sont pas
innocents non plus. Richement orné ou habillé de cuir, sur nerf, suggestif sous la main.
Ainsi, émerge la fonction fétichiste sexuelle du livre. Le métalangage en jeu dans la structure
d’un livre relié forme un triangle relationnel(lecteur-livrerelié-auteur) où le livre comme
objet partiel devient le Nom-du-Père, le substitut au phallus absent, en l’occurrence le
Savoir de l’Auteur

Hagiographie de la figure totémique du livre et de sa reliure

Qu’arrive-t-il à une feuille qu’on laisse à elle-même ? Elle s’enroule en elle. Voilà
la forme du rouleau, le volumen, premier stade du livre. Acte phallogénique que de
ranger ainsi un texte, mais nous sommes en présence d’un Phallus matriarcal, à la
rigueur de l’Arbre-Mère, arbre creux, se protégeant, refermé sur lui-même, en autarcie.
S’il y a un élément étranger ajouté ici, il reste séparé, un étui, utérin. Il est intéressant
de noter ici que le symbole du volumen est demeuré très fort pour un recueil comme la
Torah, doubles rouleaux introduisant une binarité symétrique projetant la valeur de
protection comme deux bras protecteurs.
Ce modèle nous présente une vision du monde, un modèle de son organisation.
Or, le volumen, en s’enroulant sur lui-même ou sur un axe(baguette), nous
présente de même un modèle d’organisation du monde tournant sur lui-même, seul.
La présentation par codex transforme radicalement le mode de protection de la
page. Il y a toujours rotation autour d’un axe, mais celui-ci est complètement décentré,
au dos. Ceci introduit le symbolisme du Couple dans le totem-reliure.

Le Couple souffrant comme modèle totémique

« Depuis les légendes les plus anciennes, celle de
Tristan comme celle de Lancelot, il est admis que la fin
dernière de l’homme est la fusion par l’amour dans la
splendeur divine. »
(p.53, les jeux de l’amour et du langage, Jérôme
Peignot, 1018, 1974)

La rotation autour de l’axe est ce qui régit l’architecture du livre, qui influence
son architectonique intime. Dans l’histoire du codex, deux structures similaires : la
reliure avec endossure et arrondissure, et la reliure collée genre livre de poche. Les
variantes anciennes de reliures sans colle et à dos apparent s’assimilent à divers degrés à
ces deux types.

Structuralement, qu’avons-nous en présence ? Deux éléments, l’un
masculin(linga) : l’axe, et les pages, féminines(yoni), s’ouvrant en révélation.
Un seul cahier s’ouvre sur un axe quasi-central au pliage de celui-ci.
L’assemblage de plusieurs cahiers en un livre offre des micro-axes d’ouvertures qui,
ensemble, s’ouvrent sur un axe virtuel à l’arrière au centre de la courbure des microaxes
des cahiers ouverts. Donc, la représentation du méta-axe(le dos du livre) en fait
s’inverse dans la réalité dans une tension qui risque de le briser. On en a la preuve avec
les charnières des plats qui nécessiteraient des axes de rotation avec un coefficient
d’usure beaucoup moindre ou alors sa structure devrait être totalement repensée.
Toutefois, l’histoire de la reliure nous présente ainsi le fruit d’une évolution
symbolique d’un objet chargé de significations profondes.
Et qu’est-ce qui fait que le dos risque de se briser ? C’est par l’ouverture, par la
lecture. Voilà une des clés secrètes de ce totem masochiste. La reliure nous présente un
éloge, une prière à la virginité, à l’abstinence. Le savoir (aka savoir biblique !) brise
quelque chose. L’accès au savoir est donc de briser un sceau, de rompre une promesse
comme celle d’Adam. Les pages-tentations menacent le dos apparemment fort. L’acte
de lecture le retourne comme un gant. Son image phallique forte, parfois même avec
couture sur nerf, ou faux-nerfs, à l’habillage de peau est en fait une image d’un Phallus
torturé, ligoté comme un harigata (illustration harigata).

La création de ce dos est un véritable corsetage, une mise en
forme(arrondissure, endossure, grecque, couture, tranchefile, etc) digne de l’ère
victorienne. Souvent, avec ces faux-dos, on a en main un factice, le fétiche-postiche
substitut du dos-phallique.
Voilà qu’on nage en plein fétichisme, mais très tordu, loin du callipyge et du
talon aiguille.
Le dos du livre collé est pour sa part, droit, assimilé à la couverture de papiercarton.
Son ouverture le brise, évidemment. En plus, les deux arêtes du dos sont
aigues, agressent la main. La forme plate du dos du livre neuf ne dure pas. Ce dos se
déforme, se déchire. La souffrance de ce Couple pages-dos est ici mise à nu, directe,
brutale.

Retour sur le fétichisme

Nous pouvons revenir ici sur la notion de fétichisme du livre relié et être mieux
compris. D’une part, le livre est un fétiche au sens magique du terme : contenant de
Savoir, Signifiant de haut niveau, qu’on brandit en défense(Bible, name-dropping).
D’autre part, il y a fétichisme majeur, de type sexuel, en jeu avec la reliure. Mais,
comment un objet inanimé put-il devenir ainsi Objet partiel de désir, transfert du
manque, objet de projection de ses organes génitaux afin de s’investir de son pouvoir.
Simplement, par le fait que cet objet livre en plus d’être assimilé au Phallus, en a
sa forme(au dos). L’olisbos-livre est tenu en main tout au long de la lecture,
ithyphallique, donc sans déception. Et, de surcroît, ce Phallus s’ouvre, se révèle. L’objet
livre donne donc à voir…et à toucher un sexe masculin et un sexe féminin, réunis
dans le même objet. Toute cette mécanique opère évidemment de façon inconsciente,
renforçant ce fétichisme livresque sournoisement.
De plus, cette ouverture est littéralement le rituel décrit par Heidegger où se
révèle l’ouverture du monde présente dans l’oeuvre d’art. L’acte de lecture de ce totemlivre,
sa choséité, révèle en vérité-vulvoîde l’ouverture du monde supporté par et
attaquant un axe-phalloforme, pages blanches et pures ouvertes par acte de lecture sur
la vérité de la lecture du texte et vérité de l’acte-de-lecture.

« Le rituel sacré, le culte, nous apparaît comme
une voie privilégiée par laquelle le séjour de
l’homme maintient ouverte l’ouverture du monde,
par la vérité en oeuvre »(p.25, Imposture,
printemps 1989, La question de l’art chez
Heidegger, J.L.Guillemot)

Fétichismes

Dans le détail se trouve l’obsession du fétichiste. Qu’avons-nous dans le détail de
la reliure ? Un dos qui doit tenir tout « Ça » : par la couture(Bondage) sur fils passés
dans des grecques ou de petits trous(piercing, branding), par des nerfs(fouet).
Tranchefiles(obsession des dessous) sur dos arrondis(corsetage), recouverts de cuir, de
tissus. On retrouve toute la panoplie des perversions qui se retrouve sous la main
innocente du lecteur, inconscient, qui sera perverti à quelque unes de ces notions de
base du relieur-séducteur. Tous ces éléments sont des

« …supports indispensables d’évocation et de
commémorations d’expériences inaccessibles à la
conscience, à commencer par l’écriture… »
(p.106, Tisseron,
l’érotisme du toucher des étoffes, Garamont-Archimbaud, 1987)

Artiste du livre et mysticisme

L’artiste du livre s’insère alors dans le processus de lecture en mettant en place
des antennes vers le sublime, des autels symboliques propices à la médiation.
Concrètement, il s’agit d’introduire dans le processus de lecture des liens entre le
concret et l’abstrait. Nous avons le rôle fondamental de soutenir sens à ce qui n’en a
plus : la condition humaine incarnée dans un livre-relié. La lecture ainsi désirabilisée
par cet acte-relieur créateur ouvre sur un espoir-au-monde en offrant une vision-dumonde
tolérable.
Sous ces points de vues, la lecture n’est-elle pas alors toujours mystique ?

« Le rapport mystique au livre peut être compris, aussi,
comme une trajectoire où se succède plusieurs moments de la
lecture : l’instauration d’une altérité qui fonde la quête
subjective, le déploiement d’une jouissance, le marquage des
corps réagissant physiquement à la « manducation» du texte,
et, au terme du parcours, l’interruption de la lecture,
l’abandon du livre, l’absolu détachement. »
(p.136, Michel de
Certeau, in Chartier)

Souvent aventure amoureuse avec un livre qu’on ne veut plus finir, et que,
pourtant on arrête plus de lire, compagnon intime…
Ainsi, un livre posé sur la table peut être porteur de message, ainsi, notre
bibliothèque est comme une « aire sociale de réception », un métalangage nous livrant
à nos invités.

Le Relieur Fou ©

Robert Tanguay est montréalais de naissance, gaspésien
(La Gaspésie est une région éloignée
de Montréal au bord du golfe Saint-Laurent et de l<Atlantique) de père, ahuntsiquois(Ahuntsic est un
quartier au nord de Montréal, du nom d’un Amérindien) de mère et breton d’ancêtre. Têtu et
Taureau de tête et de coeur, ce baraqué macho chante et re-lit sa prose et ses grotesques inventions
livresques depuis 1982. Ayant trop longtemps fréquenté les bénitiers(il a été 16 ans organiste
d’église), il reste sur sa soif de miracles et de chef-d’oeuvres. Consacré « leader mou » par ses patrons,
quand il réussit à décrocher un emploi ! il est ainsi, baroudeur dans sa vie sentimentale et sociale.
Cofondateur de Steak Haché(revue underground de poésie montréalaise), récipiendaire de plusieurs
bourses et plaques honorifiques(sic), brasseur de m…, il ne cesse de se répandre dans la paisible
communauté artistico-littéraire.

Vous pouvez le huer sur ses page web : http://www.bibliopolis.net/relieur-fou,
(dead)http://site.voila.fr/lerelieurfou ou dans la collection de livres d’artistes de la BNQ.
(logo : création Fleur Picher 2001)

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